Exil
Antonio Negri
Prison de Rebibbia, 1er octobre 1997. Traduit par Judith Revel.
Chers amis,
Vous
trouverez ici publiés les extraits d'une conversation que j'eus avec
certains amis, sollicité que j'étais par leurs questions, la semaine
qui précéda mon retour en Italie : j'avais en effet décidé d'y rentrer,
après quatorze ans d'exil en France,
et de me rendre à la justice de mon pays, c'est-à-dire à la prison.
Cette conversation fut enregistrée entre le 25 et le 30 juin 1997, dans
mon appartement parisien, en plein milieu du déménagement. Il s'agit
donc d'un dialogue avec des proches qui ont partagé non seulement mon
exil mais aussi le travail théorique et politique que nous avons mené
ensemble durant toutes ces années. Le style en est donc oral, bien que
retranscrit par écrit : c'est celui d'un dialogue-résumé qui se voulait
aussi une ouverture vers les perspectives que mon retour laissait espérer.
Rentrer en Italie, rentrer en prison : pourquoi? Pour imposer - à travers
la force d'un acte de témoignage qui, bien qu'étant personnel, était
aussi collectif - la nécessité désormais incontournable d'une solution
politique au drame qui depuis vingt ans se noue autour de la question
des luttes politiques des années 70. La grande vague de contestation
sociale de cette époque (en Italie, les événements de 68 se prolongèrent
pendant au moins dix ans), au contraire de ce qui se passa aux États-Unis
et dans d'autres pays d'Europe, n'obtint de l'État qu'une réponse purement
répressive. On utilisa contre le mouvement social tous les instruments
de la répression : depuis les lois d'exception jusqu'aux pratiques étatiques
du contre-terrorisme. Et plus se développaient ces « législations de
l'urgence » et l'apparat des moyens de répression, plus la réponse du
mouvement se faisait violente : un cercle vicieux qui aboutit à l'incarcération
de plus de 60 000 personnes et à 6 400 condamnations. Aujourd'hui, vingt
ans après la répression, 200 militants se trouvent encore en prison,
et 180 sont en exil. Depuis plus de dix ans, on parle d'une amnistie,
mais une logique de vengeance perverse ajoutée à l'opacité qui entoure
encore les crimes perpétrés par l'État, et à l'atmosphère permanente
d'« état d'exception » dont se nourrit la politique italienne, ont jusqu'à
présent gangrené la situation et empêché que l'esprit de réconciliation
puisse prendre, en ce moment de transition historique, le visage de
l'amnistie. Mon retour voulait et veut être un rappel à la raison :
il faut déclarer que la guerre est finie, et que tous les arguments
utilisés contre la concession de l'amnistie et la possibilité d'une
solution politique sont anachroniques autant qu'infâmes: J'ignore si
mon retour réussira à apposer le mot fin au bas d'un chapitre dont le
bon sens voudrait qu'il soit clos depuis longtemps. J'ignore tout autant
si on arrivera à la solution politique et à l'amnistie que je demande.
Je sais cependant ce que
la dénonciation de mon encombrant emprisonnement soulève face à la lâcheté
d'un pouvoir incapable de résoudre des problèmes que l'histoire a déjà
tranchés.
Mais ce retour est aussi une rencontre. Et avant tout la reprise d'une
discussion avec les amis et les camarades qui, après avoir participé
aux luttes des années 70 et avoir subi la répression, se sont retirés
de la vie politique active, frustrés dans leurs désirs et déçus dans
leurs espérances, parfois même fatigués par la théorie et la praxis.
Parmi eux, certains cherchèrent refuge dans la drogue, d'autres un simple
isolement au rebours de toutes les expériences collectives de transformation.
Ils devinrent des « exilés de l'intérieur ». Et pour eux commença alors
une longue traversée du désert. Ils assistèrent au triomphe de la petit
Italie yuppie de Craxi et d'Andreotti, une Italie au vernis nickel dont
la façade brillante recouvrait le vil métal de l'avidité - qui convoitait
les fonds publics - et de la corruption - qui touchait toutes les relations
civiles. Ce fut le début de la « grande transformation », conduite de
manière bipolaire par les télévisions de Berlusconi et par une social-démocratie
cynique et bureaucratique. On affirma que la politique n'était que la
simple gestion des comptabilités financières et sociales du système.
Les méthodes du gouvernement d'exception continuèrent : à chaque instant
surgissait un adversaire qui cherchait à dissoudre l'État - et on sait
bien qu'à la défense de l'État il faut tout sacrifier. Cette Italie
baroque et frivole est toujours en guerre : depuis les années 70, seule
la guerre - une fausse guerre, comme dans un théâtre de marionnettes
-représenterait donc la garantie de la cohésion sociale! Et c'est ce
spectacle qu'ont subi les « exilés de l'intérieur ». Nombre de ces exilés
étaient des hommes intègres. Une fois retirés de la vie politique, ils
restèrent cependant actifs sur les lieux de travail et au sein des articulations
productives du champ social. Ils vécurent par conséquent les grandes
transformations qui touchaient, malgré le vide politique et la plénitude
de la corruption, la société italienne là où c'était important de se
trouver : dans le travail intellectuel, dans les services publics (École,
santé...), c'est-à-dire en fait dans le nouveau monde du travail immatériel.
C'est là qu'ils ont construit des nouvelles communautés du travail.
D'autres, frappés par la misère à la fois ancienne et nouvelle qui se
développait de manière endémique dans un post-moderne si souvent exalté
- une misère faite de marginalité et d'exclusion sociale - se sont consacrés
au volontariat. D'autres encore ont pris part aux activités d'un nouvel
entrepreneuriat social. Voici donc ceux qu'il fallait tenter de rencontrer
à nouveau.
Dans quel but? Tout simplement pour reconstruire cet esprit d'émulation
collective, cette joie de la transformation, ce bon goût du savoircommun
qui constituèrent l'âme des mouvements des années 70. Nous, exilés de
l'extérieur et de l'intérieur, avons pu revendiquer l'imagination et
la mise en oeuvre d'une alternative aux catastrophes de l'esprit public
que la répression, tout d'abord, puis l'idéologie yuppie assumée par
le gouvernement de la corruption par la suite, et enfin la technocratie
néolibérale dans ses multiples facettes, ont provoqué et provoquent
encore. À partir de notre expérience de travailleurs immatériels, nous
pouvons aujourd'hui recommencer à lutter - et à nous retrouver, afin
d'empêcher que ce qui est advenu, et qui continue à se produire, retombe
un jour, après avoir détruit notre jeunesse, sur nos propres enfants.
Mon retour est donc lié à la récupération d'une histoire.
De quelle manière une personne qui a vécu ces quinze dernières années
en France
peut-elle alors retrouver, de manière constructive, une communauté dont
elle s'était séparée? Sans doute parce qu'en France
aussi, des alternatives analogues ont eu lieu. Bien sûr, la France
n'a pas connu les douloureuses luttes de l'Italie; bien sûr, il n'y
a pas eu en France
de répression, et la corruption n'a pas revêtu les dimensions cyclopéennes
qu'elle a acquises en Italie. Mais la grande transformation du politique
et de l'appareil de production, du travail et de sa représentation,
y a été tout aussi forte. L'Italien exilé en France que j'ai été pendant
quinze ans a vécu et problématisé, avec une intensité que la douleur
de l'exil accroissait encore, tous ces passages; il en a discuté avec
les camarades et les amis français, et porte aujourd'hui en lui une
expérience commune qu'il voudrait européenne, mais aussi un espoir commun
de transformation. L'exil lui a été utile pour comprendre la dimension
européenne de ce que l'Italie avait vécu et s'apprête à revivre de manière
tout à fait dramatique. Aujourd'hui, en cherchant à transmettre certaines
de ses réflexions à ses amis français, il pense que celles-ci s'implantent
dans un tissu commun et soulignent des urgences partagées.Il n'en reste
pas moins qu'au moment où je discutais de tous ces éléments que j'ai
cherché à résumer ici brièvement, j'étais sur le point de rentrer en
prison. Et qu'aujourd'hui je m'y trouve. Dans cette prison, où j'essaie
d'être libre en pensant au futur qui est le mien, qui est le nôtre.
En pensant à la liberté commune. Et à l'intérieur de cette liberté commune,
il faudra bien entendu que la prison soit détruite. Pour que ceux qui
rentrent pour pouvoir rencontrer à nouveau leurs camarades, et ceux
qui raisonnent avec continuité pour tenir la communauté unie dans un
projet de transformation, ne puissent plus voir se dresser devant leur
désir l'horreur sans nom de la prison.
La prison et la vie
Je ne suis pas masochiste et je ne prétends pas devoir passer à travers
la privation pour arriver à construire quelque chose. En réalité, je
ne pense pas qu'il y ait une différence si essentielle entre la prison
et le reste de la vie. La vie est une prison quand on ne la construit
pas, et quand le temps de la vie n'est pas appréhendé librement. On
peut aussi bien être libre en prison qu'en dehors de la prison. La prison
n'est pas un manque de liberté, tout comme la vie n'est pas la liberté
- tout au moins la vie des travailleurs. Le problème n'est donc pas
qu'il faille nécessairement faire le détour de la prison, je n'en fais
pas une philosophie. Il n'y a pas à passer par la privation, ce n'est
pas une condition de la philosophie. Le fait est qu'il faut faire vivre
les passions positives, c'est-à-dire celles qui sont capables de construire
quelque chose aussi bien en prison qu'à l'extérieur. Les passions positives
sont celles qui construisent les communautés, qui libèrent les relations,
qui déterminent de la joie. Et tout cela est complètement déterminé
par la capacité que l'on a à saisir le temps, à le traduire en un processus
éthique, c'est-à-dire en un processus de construction de joie personnelle,de
communauté, et de libre jouissance de l'amour divin, comme le dit Spinoza,
le père de tous les athées.
La solitude
Je ne sais pas vraiment.
Il est clair qu'il est difficile de définir la solitude. Pour moi, la
solitude c'est l'impuissance, c'est comme ça qu'on peut la définir.
Il arrive qu'on ait épuisé un certain type de recherche, un certain
type de travail, et on se retrouve seul. Par exemple, il y a eu un moment,
en France,
au tout début, quand je suis arrivé, où j'étais,« seul », comme tu le
dis - pas simplement d'un point de vue théorique, mais aussi d'un point
de vue pratique, matériel. Et cela m'a évidemment amené à réfléchir
à ce qu'avait été la réaction léopardienne à la solitude. La réaction
de Léopardi était poétique mais surtout philosophique : c'était cette
capacité à inventer des grands mondes matériels, lucréciens, à l'intérieur
desquels l'être et les figures de l'être abondaient véritablement de
toutes parts. Cette capacité à se soustraire à la défaite, au négatif,
et de construire de nouveaux mondes toujours possibles, c'est toute
la grandeur de Léopardi qui lui permet de se libérer de la solitude.
Et cette capacité à construire des mondes différents passe en fait par
la notion de « commun », par le commun, c'est-à-dire ce qui représente
l'humain dans son ensemble. Ce que l'on retrouve chez Léopardi, c'est
vraiment un humanisme d'après la mort de l'homme. Dans mon propre cas,
j'ai vraiment éprouvé une solitude liée à l'impuissance. Un autre exemple
: après les luttes de 1995, par exemple, qui avaient donné naissance
à une formidable initiative, et à travers lesquelles nous avions commencé
à comprendre ce que pouvait être une nouvelle construction de l'espace
public - la construction d'une démocratie absolue -, après les luttes
donc, il y a eu une sorte de retombée qui traduisait l'insuffisance
de nos moyens d'intervention, de notre praxis. Nous pouvions analyser
les luttes de 95 et les comprendre dans leur finalité implicite, mais
nous étions complètement incapables de travailler dessus politiquement.
C'est là qu'est née ma nouvelle solitude : dans cette impuissance à
agir politiquement. Quand on redécouvre ces grands phénomènes, ces étranges
renouvellements de la Commune de Paris que l'histoire produit tous les
trente ou cinquante ans, il est absolument essentiel de reprendre l'action
politique. Et c'est de ce point de vue que, quand la seule possibilité
que j'avais encore était de continuer un travail sociologique, cette
expérience que nous avons menée ensemble m'a semblé une solitude.
Le « choix » de la prison
C'est une « ligne de fuite », comme le dit Deleuze. Il y a des moments
où, face à une réalité qui s'aplatit, face à un monde qui devient toujours
plus plat, on pense qu'il est possible - et même qu'il est nécessaire
- de formuler une hypothèse politique : on le pense de tous les points
de vue, aussi bien du point de vue politique que du point de vue affectif.
Cette hypothèse peut partir de n'importe où, de la prison comme du territoire
ou encore peut-être de certaines structures administratives. L'important,
c'est d'inclure dans ce type d'analyse et de comportement une décision
de fond, celle de rassembler tous les éléments disponibles afin de les rendre constituants, productifs.
Chacun de nous est une machine du réel, chacun de nous est une machine
constructive. Aujourd'hui, il n'y a plus de prophète susceptible de
parler dans le désert et de raconter qu'il connaît un peuple à venir,
un peuple à construire. Il n'y a que les militants, c'est-à-dire des
personnes capables de vivre jusqu'au bout la misère du monde, d'identifier
les nouvelles formes d'exploitation et de souffrance, et d'organiser
à partir de ces formes des processus de libération, précisément parce
qu'ils participent directement à tout cela. La figure du prophète, fût-elle
celle des grands prophètes à la Marx ou à la Lénine, est complètement dépassée. Aujourd'hui, il
nous reste simplement cette construction ontologique et constituante
« directe », que chacun de nous doit vivre jusqu'au bout. On peut faire
des parenthèses dans la vie, on peut être plus ou moins seul et de manière
différente, mais la vraie solitude, celle qui compte, c'est celle de
Spinoza : une solitude qui est aussi un acte constitutif de l'être-autourde-soi,
de la communauté, et qui passe à travers l'analyse concrète de chacun
des atomes du réel, une solitude qui distingue, au coeur de chacun de
ces atomes, la désunion, la rupture, l'antagonisme, et qui agisse sur
eux pour forcer le processus à aller de l'avant.
Je
crois donc qu'à l'époque du post-moderne, et dans la mesure où le travail
matériel et le travail immatériel ont fini d'être opposés, la figure
du prophète - c'est-à-dire celle de l'intellectuel - est dépassée parce
qu'elle est arrivée à son total achèvement; et c'est à ce moment-là
que le militantisme devient fondamental. Nous avons besoin de gens comme
ces syndicalistes américains du début du siècle qui prenaientle train
vers l'Ouest et qui, dans chaque gare traversée, s'arrêtaient pour fonder
une cellule, une cellule de lutte. Tout au long de ce voyage, ils parvenaient
à communiquer leurs luttes, leurs désirs, leursutopies. Mais nous avons
aussi besoin d'être comme saint François d'Assise, c'est-à-dire réellement
pauvres pauvres, parce que c'est seulement à ce niveau-là de solitude
que l'on peut atteindre le paradigme de l'exploitation aujourd'hui,
qu'on peut en saisir la clef. Il s'agit d'un paradigme « biopolitique
», qui touche le travail aussi bien que la vie ou les relations entre
les personnes. Un grand contenant plein de faits cognitifs et organisationnels,
sociaux, politiques et affectifs...
Peut-être que le futur peut se construire à partir de la prison.
I Le travail
Du travail il y en a trop, parce que tout le monde travaille, et que
tout le monde contribue à la construction de la richesse sociale. Cette
richesse naît de la communication, de la circulation, et de la capacité
à coordonner les efforts de chacun. Comme le dit Christian Marazzi ,
la production de la richesse est assurée aujourd'hui par une communauté
biopolitique (le travail de ceux qui ont un emploi, mais aussi le travail
des étudiants, des femmes, de tous ceux qui contribuent à la production
de l'affectivité, de la sensibilité, des modes de sémiotisation de la
subjectivité), production de la richesse que les capitalistes commandent
et organisent à travers la « désinflation », c'est-à-dire la compression
de tous les coûts que la coopération productive et les conditions sociales
de sa reproduction exigent. Le passage de « l'inflation » (de désirs
et de besoins) des années suivant 68 à la désinflation des coûts, représente
la transition capitaliste du moderne au post-moderne, du fordisme au
post-fordisme. C'est une transition politique au sein de laquelle le
travail salarié a été exalté comme matrice fondamentale de la production
des richesses. Mais le travail a été séparé de sa puissance politique.
Cette puissance politique venait de travailleurs regroupés au sein des
usines, organisés à l'intérieur de structures syndicales et politiques
fortes. La destruction de ces structures a laissé derrière elle une
masse informe - pour un regard extérieur - de prolétaires qui s'agitent
sur le territoire : un véritable fourmillement, qui produit des richesses
à travers une collaboration et une coopération continues. En fait, si
on regarde le monde d'en bas, le monde des fourmis... là où se déroule
notre vie, on s'aperçoit de l'incroyable capacité productive que ces
travailleurs ont désormais acquise. C'est cela l'incroyable paradoxe
face auquel nous nous trouvons. C'est que le travail est encore considéré
comme emploi, comme travail « employé » par le capital, dans des structures
qui l'assujettissent directement à l'organisation capitaliste de la
production.
La légitimité sociale et productive de l'activité est toujours soumise
à l'« employabilité » - néologisme barbare, mais qui exprime bien la
nouvelle nature de la subordination - par l'entreprise ou par l'État.
On a glissé progressivement du « travail » à l'« emploi », mais ce qui
valide l'activité n'est pas tellement la participation effective à la
production de la richesse - combien d'emplois sont « improductifs »
de ce point de vue! - mais la subordination à des formes de contrôle
de l'entreprise ou de l'État. Ce qui détermine un consensus de fond
sur le « travail » entre gauche et droite, entre patrons et syndicats.Pourtant
aujourd'hui, ce lien entre production de la richesse et travail salarié
- qui est un vieux lien marxien, mais qui, avant d'être marxien, a été
un lien établi par l'économie politique classique - a été rompu. Le
travailleur, aujourd'hui, n'a plus besoin d'instruments de travail (c'est-à-dire
de capital fixe) qui soient mis à sa disposition par le capital. Le
capital fixe le plus important, celui qui détermine les différentiels
de productivité, désormais se trouve dans le cerveau des gens qui travaillent
c'est la machine-outil que chacun d'entre nous porte en lui. C'est cela
la nouveauté absolument essentielle de la vie productive, aujourd'hui.
C'est un phénomène complètement essentiel, parce que précisément le
capital, à travers son renouvellement, son changement interne, à travers
la révolution néolibérale, à travers la redéfinition de l'État-providence,
« dévore » cette force de travail. Mais comment la dévore-t-il? Il le
fait dans une situation qui est structurellement ambiguë, contradictoire
et antagoniste. L'activité productrice de richesses n'est pas réductible
à l'emploi. Les chômeurs travaillent, le travail au noir est plus producteur
de richesses que celui des employés. Et inversement l'emploi est aussi
assisté que le chômage. La flexibilité et la mobilité de la main d'œuvre
n'ont été imposés ni par le capital, ni par l'échec des accords fordistes
et welfairistes sur le salaire et sur la redistribution du revenu entre
patrons, syndicats et État, accords qui ont pratiquement dominé la vie
sociale et politique dans les cinquante dernières années. Aujourd'hui,
on se trouve dans une situation où, précisément, le travail est « libre
». Bien entendu, le capital a gagné, il a anticipé lespossibilités d'organiser
politiquement les nouvelles formes de coopération productive et la «
puissance » politique de celles-ci.
Pourtant, si on prend un peu de recul, et sans pécher pour cela par
optimisme, il faut aussi dire que la force de travail que l'on a connue,
c'est-à-dire la classe ouvrière, a lutté pour refuser la discipline
d'usine. Et l'on est à nouveau confronté au problème de l'évaluation
d'une transition politique qui est, historiquement, aussi importante
que celle qui fait passer
de l'Ancien Régime à la Révolution. On peut à bon droit dire qu'on a
vécu, dans la seconde moitié du xxe siècle, une transition au sein de
laquelle le travail s'est émancipé. Il s'est émancipé par sa capacité
à devenir intellectuel, immatériel; il s'est émancipé de la discipline
d'usine. Et c'est précisément cela qui détermine la possibilité d'une
révolution globale, fondamentale et radicale de la société contemporaine
capitaliste. Le capitaliste est désormais un parasite : non pas en tant
que capitaliste financier, dans les termes marxistes classiques, mais
parce qu'il n'a plus la capacité de maîtriser unilatéralement la structure
du processus du travail, à travers la division entre travail manuel
et travail intellectuel. Les nouvelles formes de subjectivité ont cassé
et rendu réversible cette séparation, en produisant de nouveaux moyens
d'expression de leur propre puissance et un terrain de lutte et de négociation.
Le cerveau-machine
Il est clair que lorsqu'on commence à dire que la machine-outil a été
arrachée au capital par l'ouvrier, pour qu'elle le suive toute sa vie,
que l'ouvrier a incarné cette puissance de production à l'intérieur
de son propre cerveau, ou quand on dit que le refus du travail a gagné
par rapport au régime disciplinaire de l'usine, il s'agit de quelque
chose de très fort et de très vital. Parce que si le travail, si l'outil
de travail est incarné dans le cerveau, alors l'outil de travail/cerveau
devient la plus grande potentialité productive mise en oeuvre aujourd'hui
afin de construire de la richesse. Mais, en même temps, l'homme est
« entier », le cerveau fait partie du corps, l'outil est incarné non
seulement dans le cerveau mais aussi dans tout ce qui appartient au
« sentir », dans l'ensemble des « esprits animaux » qui agitent la vie
d'une personne. Le travail se construit donc à partir des outils qui
ont été incarnés, mais cette incarnation comprend la vie. À travers
l'appropriation de l'outil, c'est la vie elle-même qui est mise en production.
Et mettre en production la vie, cela signifie essentiellement mettre
en production les éléments de communication de la vie. Une vie individuelle
ne saurait être productive. La vie individuelle devient productive -
et intensément productive - dans la mesure où elle entre en communication
avec d'autres corps, avec d'autres outils incarnés. Mais si tout cela
est vrai, alors le langage, en tant que forme fondamentale de coopération
et de production, devient central dans ce processus. Or le langage,
comme le cerveau, est rattaché à un corps, et le corps ne s'exprime
pas simplement en formes rationnelles ou pseudo-rationnelles, ou encore
en images : il s'exprime aussi à travers des puissances, des puissances
de vivre, ce que nous appelons des affects. La vie affective devient
donc l'une des expressions de l'outil de travail incarné à l'intérieur
du corps. Cela signifie que le travail, de la manière dont il s'exprime
aujourd'hui, n'est pas simplement productif de richesses mais aussi,
et surtout, de langages qui produisent cette richesse, l'interprètent
et en jouissent. Ces langages sont aussi bien rationnels qu'affectifs.
Et tout cela a d'importantes conséquences sur la définition des sujets.
Parce qu'à partir du moment où on a enlevé à la classe ouvrière le privilège
d'être l'unique représentant du travail productif, et que l'on a ramené
ce travail productif à tous les sujets qui ont incarné l'outil de travail
et l'expriment dans des formes linguistiques, alors on doit dire que
tous ceux qui produisent des puissances vitales se trouvent à l'intérieur
de ce processus, et qu'ils s'y trouvent même de manière essentielle.
Qu'on pense par exemple à tout le circuit de reproduction de la force
de travail, de la maternité à l'éducation, de la gestion de la communication
à l'organisation du soi-disant temps libre, tout cela entre aujourd'hui
à l'intérieur de la production. Il s'agit ici d'une formidable possibilité
de remplir le concept de communisme par autre chose qu'une rationalisation,
une accélération, une modernisation ou une super-modernisation du capitalisme.
On a la possibilité d'expliquer la' production et donc d'organiser la
vie humaine à l'intérieur même de cette richesse constituée par toutes
les puissances de l'outil : les langages et les affects.
Le devenir-femme du travail
Autour
de ce concept de « devenir-femme du travail » se joue l'un des aspects
les plus centraux de la révolution que l'on est en train de vivre. En
réalité, il n'est plus possible d'imaginer la production des richesses
et des savoirs si ce n'est à travers la production de subjectivité,
et donc la reproduction générale des processus vitaux. Les femmes sont
au centre du problème. C'est précisément parce qu'elles se trouvaient
au centre de la production de subjectivité, c'est-à-dire de la vitalité
par excellence, qu'elles ont été exclues de la vieille conception de
la production. Cela dit, dire « devenir-femme du travail », c'est à
la fois dire trop et trop peu. C'est dire trop peu parce que cette transformation
ne comprend pas formellement en elle tout ce que le féminisme nous a
appris. Mais c'est dire trop, parce que ce qui nous intéresse aujourd'hui,
c'est la transgressivité générale du travail : une transgressivité qui
se joue entre l'homme, la femme et la communauté au sein d'une reproduction
générale de la société à laquelle contribuent aussi bien les processus
de production de savoir, de richesse, de langage et d'affects. Si j'essaie
d'être critique avec moi-même et que je pense à la distinction classique
entre production des marchandises (fondamentalement attribués aux hommes,
car même quand il y avait d'autres sujets on parlait toujours d'ouvriers-mâles-blancs-habitants
des villes, etc.) et reproduction de la force de travail (exclusivement
par les femmes) et à ses conséquences, c'est-à-dire l'exclusion des
femmes de la capacité à produire de la valeur - de la valeur économique,
s'entend -, et si je pense que nous avons été, nous aussi, à l'intérieur
de l'opéraïsme classique, prisonniers de cette mystification, je crois
qu'aujourd'hui le devenir-femme du travail est une idée absolument extraordinaire.
On est confrontés à un devenir-femme du travail parce que la reproduction,
les processus de production et de communication, les investissements
affectifs, les investissements qui concernent l'éducation et la reproduction
matérielle des cerveaux, sont en train de devenir toujours plus essentiels.
Bien entendu, il est évident que les femmes ne seront pas les seules
à s'occuper de tout cela : c'est une masculinisation des femmes et une
féminisation des hommes qui est à l'oeuvre de manière inéluctable à
l'intérieur de ce mécanisme. Cela me semble d'une importance capitale.
La multitude
Il
faudrait commencer par une petite précision historique. Le terme de
multitude était un terme péjoratif, négatif, qui était utilisé par la
science politique classique. La multitude, c'était l'ensemble des personnes
qui vivaient dans un monde pré-social qu'il s'agissait de transformer
en une société politique, une société, et qu'il s'agissait donc de dominer.
La multitude, c'est un terme de Hobbes qui signifie exactement cela.
Dans toute la science politique classique, moderne et post-moderne,
le terme de multitude se transforme par la suite en plèbe, en peuple,
etc. L'homme d'État, c'est celui qui se trouve face à une multitude
qu'il doit dominer. Tout cela, c'est à l'époque moderne, et donc avant
la formation du capitalisme. Il est évident que le capitalisme a modifié
les choses, parce qu'il a transformé la multitude en classes sociales.
Cette rupture de la multitude en classes sociales a fondé toute une
série de critères qui étaient des critères de redistribution de la richesse,
et auxquels ces classes étaient subordonnées à travers une division
du travail très spécifique et tout à fait adéquate. Aujourd'hui, dans
la transformation du moderne en post-moderne, le problème redevient
celui de la multitude. Dans la mesure où les classes sociales en tant
que telles se délitent, le phénomène de l'auto-concentration organisatrice
des classes sociales disparaît. On se trouve donc à nouveau face à un
ensemble d'individus, et pourtant cette multitude est devenue absolument
différente. C'est une multitude qui est 1e résultat d'une massification
intellectuelle, elle ne peut plus être appelée plèbe ou peuple, parce
que c'est une multitude riche. J'ai repris le terme multitude à Spinoza,
parce que Spinoza raisonnait dans le cadre de cette anomalie extraordinaire
qu'était la grandissime République hollandaise. Braudel la considérait
comme le centre du monde : c'était une société où, dès le XIIè siècle,
l'éducation obligatoire existait déjà. La structuration de la communauté
y était extrêmement forte, et une forme « d'État-providence », extrêmement
large, y existait aussi. Les individus étaient déjà riches.Or Spinoza
pense précisément que la démocratie est l'accentuation maximale de l'activité
créatrice de cette multitude riche. J'ai donc employé ce terme de Spinoza,
qui avait lui-même renversé un terme de multitude considéré comme négatif
- ce négatif que Hegel nommera plus tard « la bête féroce », c'est-à-dire
ce qu'il faut organiser et dominer. Et cette multitude riche que Spinoza
concevait au contraire comme la véritable contre-pensée du moderne,
dans une continuité qui va de Machiavel à Marx et dont Spinoza constitue
un peu le centre, le sommet, le moment de passage ambigu, anormal et
fort, cette idée de la multitude c'est exactement le concept auquel
on faisait allusion plus haut. Il existe aujourd'hui une multitude de
citoyens, mais parler de citoyens, ce n'est pas suffisant, parce que
c'est simplement qualifier en termes théoriques et juridiques des individus
qui sont formellement libres. Il faudrait plutôt dire qu'il existe aujourd'hui
une multitude de travailleurs intellectuels. Mais cela ne suffit pas
non plus. En fait, il faut dire qu'il existe une multitude d'instruments
productifs qui ont été intériorisés, incarnés à l'intérieur des sujets
qui constituent la société. Mais là encore, c'est insuffisant : parce
qu'il faut ajouter la réalité affective, reproductive, les désirs de
jouissance. Voilà, c'est cela, aujourd'hui, la multitude - une multitude
qui ôte au pouvoir toute transcendance possible, et qui ne peut être
dominée si ce n'est de façon parasitaire, donc féroce.
Le devenir-mineur dans Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix
Guattari
Lorsque
Deleuze et Guattari écrivent ce livre, on est au début des années 80.
Ils vivent à l'époque 1a crise de l'ouvrier-masse des grandes usines
de l'automobile, de la sidérurgie, de la production de masse, avec une
très forte capacité d'anticipation. Ils lisent les phénomènes émergents
des formes « marginales » du travail en révolte, ce que nous avons appelé
dans la moitié des années 70 l'« ouvrier social », ceci pour souligner
que la production de la richesse et l'exploitation débordaient l'usine
et investissaient la société dans son ensemble, comme un « devenir-minoritaire
». Du point de vue de l'analyse phénoménologique, la caractérisation
socio-politique de Mille Plateaux ne va pas beaucoup plus loin que cela.
Je crois cependant que Deleuze et Guattari ont pensé à ces genèses,
à cette généalogie de la multitude, dans des termes qu'il est difficile
de retrouver aujourd'hui. Ils ont contribué, à travers cette fine analyse
de la constitution des minorités, à construire un nouveau concept de
majorité qui en change le sens, parce que c'est désormais un ensemble
pluriel de capacités productives, de capacités de coopération, de désirs.
Ce qu'ils montrent, c'est un moment de résistance, un moment de transition
qui me semble d'une importance extrême. Et c'est précisément dans ces
pages qu'ils citent les « opéraïstes italiens » et leurs travaux sur
les nouvelles subjectivités productives qui débordent le travail salarié
classique, comme la référence pratique de leur propre expérience. Je
crois que le raisonnement de Gilles et Félix va dans ce sens. Si l'on
prend le dernier travail de Deleuze, La Grandeur de Marx, on y trouve
d'ailleurs une idée formidable : parce qu'il est question de traduire
une prise de position épistémologique comme celle que représente la
définition du « nom commun » (un ensemble de perceptions qui constituent
un concept) en construction linguistique d'une communauté épistémologique.
Il s'agit donc de la traduction de ce processus de production du « nom
commun » en un processus ontologique. Le communisme, c'est la multitude
qui devient commune. Ce qui ne signifie pourtant pas qu'il y ait un
présupposé, une idée, quelque chose de métaphysiquement caché, ou qu'il
y ait une unité : c'est le commun qui s'oppose à l'un, c'est un anti-platonisme
poussé à l'extrême. C'est le retournement même de l'idée de communisme
telle qu'elle avait été anticipée dans le développement de la pensée,
et selon laquelle l'utopie constituait nécessairement l'unité, résolvait
le problème de l'unité et de la souveraineté du pouvoir. Ici, c'est
la multitude qui constitue le commun. C'est cela, si j'ai bien compris,
le concept de communisme qui était construit dans le livre inachevé
de Deleuze, La Grandeur de Marx.
Biopolitique
productive
Quand
on parle de biopolitique, on parle avant tout de la politique de reproduction
des sociétés modernes, c'est-à-dire de l'attention que l'État moderne
porte à la reproduction des ensembles démographiques actifs. La biopolitique
est donc cette perspective à l'intérieur de laquelle les aspects politico-administratifs
s'ajoutent aux dimensions démographiques, afin que le gouvernement des
villes et des nations puisse être saisi de manière unitaire en réunissant
tout à la fois les développements « naturels » de la vie et de sa reproduction,
et les structures administratives qui la disciplinent (l'éducation,
l'assistance, la santé, les transports, etc.). À l'époque moderne, dans
la première phase du développement capitaliste, et au moment où se définissait
l'État-Nation, la biopolitique devient cette forme de gouvernement total.
Il ne s'agit là que d'une première définition, mais elle est très importante,
dans la mesure où elle se débarrasse de la pure figure de l'État juridique
(selon la théorie politique moderne) conçu comme sujet exclusif de l'histoire.
Au contraire, elle le montre d'entrée de jeu comme étant complètement
inséré dans la société, occupé aux aléas de la reproduction. Une fois
qu'on s'est donc donné cette définition, il faut cependant avancer encore
et se demander ce que signifie biopolitique quand on entre dans le post-moderne,
c'est-à-dire dans cette phase du développement capitaliste où triomphe
la subordination réelle de la société tout entière sous le capital.
À ce moment là, quand l'articulation de la société et celle
de l'organisation productive du capital tendent à s'identifier, le biopolitique
change de visage : il devient biopolitique productif. Ce qui signifie
que le rapport entre les ensembles démographiques actifs (l'éducation,
l'assistance, la santé, les transports, etc.) et les structures administratives
qui les parcourent est l'expression directe d'une puissance productive.
La production biopolitique naît de la connexion des éléments vitaux
de la société, de l'environnement ou de l' Umwelt dans lesquels ils
sont insérés, et considère non pas que l'État est le sujet de cette
connexion, mais au contraire que l'ensemble des forces productives,
des individus, des,groupes devient productif au fur et à mesure que
les sujets sociaux se réapproprient l'ensemble. Dans ce cadre, la production
sociale est complètement articulée à travers la production de subjectivité.
Dans Foucault, le concept de biopolitique est un concept fondamentalement
statique et une catégorie fondamentalement historique. La production
de subjectivité que le biopolitique moderne déterminait était une production
de subjectivité encore, dans ce cas, presque toujours neutralisée. L'énorme
effort foucaldien pour rapporter les filières du biopolitique à la détermination
de la subjectivité ne s'est jamais conclu.
Voilà! Le grand passage que nous sommes en train d'effectuer en entrant
dans le post-moderne, et qui consiste à considérer le biopolitique productif
comme quelque chose dans lequel la symbiose et la confusion entre les
éléments vitaux et économiques, les éléments institutionnels et administratifs,
la construction du public, peut être conçue seulement comme production
de subjectivité. Nous sommes pratiquement en train de retourner les
choses par rapport à la théorie post-moderne. Lorsque tu prends les
producteurs du concept de post-moderne, les Lyotard, Baudrillard, etc.,
tu comprends qu'ils ont pris le cadre biopolitique et l'ont vidé de
toutes ses dimensions productives, et quand je dis productive, je veux
dire activité subjective de production. Ils l'ont vidé et ils ont obtenu
cet horizon lisse sur lequel tout circule en termes complètement insensés,
si ce n'est le fait qu'un ordre transcende l'insanité des mouvements
sociaux et de la vie sociale. Nous avons fait la tentative pour retourner
vraiment les choses : prendre ce processusdu point de vue de la dynamique
subjective qui le détermine et de la possibilité qu'a chacune de ces
dynamiques subjectives données d'interrompre le cadre, d'interrompre
la synthèse.
Nous avons transformé ce qui était un horizon lisse en un horizon fractal
et de ce point de vue nous avons repris complètement le discours deleuzo-guattarien
de Mille plateaux, parce que c'est précisément là que la possibilité
de la révolution de nouveau s'installe.
L'entrepreneur
biopolitique
ici encore, et comme toujours, on parle à l'intérieur d'une sphère dont
tous les concepts doivent être renversés pour devenir des termes directs.
Il faudrait vraiment réussir à inventer un langage différent, même lorsqu'on
parle de démocratie ou d'administration. Qu'est-ce que c'est que la
démocratie du biopolitique? Bien évidemment, ce n'est plus la démocratie
formelle mais la démocratie absolue, spinozienne, immanente à la multitude
qui considère toute transcendance du pouvoir comme domination. Jusqu'à
quel point un concept comme celui de biopolitique est-il définissable
en termes de démocratie? Il n'est, en tout cas, pas définissable en
termes de démocratie constitutionnelle classique. Et c'est la même chose
quand on parle d'entrepreneur. Et a fortiori quand on parle d'entrepreneur
politique - mieux, d'entrepreneur « biopolitique » -, c'est-à-dire de
quelqu'un qui réussit à articuler point par point les capacités productives
d'un contexte social. Que dire de cette figure? Cet entrepreneur collectif
doit-il avoir une récompense ? Il ne serait pas scandaleux de penser
que oui, à condition qu'on l'évalue à l'intérieur du processus biopolitique.
Je crois qu'on se trouve là à l'opposé de toutes les théories capitalistes
de l'entre-preneur parasite. Ici, il s'agit d'un entrepreneur ontologique,
d'un entrepreneur du plein qui veille essentiellement à construire un
tissu productif. On a toute une série d'exemples à disposition, qui
ont tous été, chacun à leur manière, très positifs. On ne les trouve
probablement que dans certaines expériences de communautés, de collectivités
rouges - des coopératives, fondamentalement -, ou encore dans certaines
expériences de communautés blanches, solidaristes : c'est dans ces cas-là
qu'on a eu des exemples d'entrepreneuriat collectif. Comme d'habitude,
il faudrait aujourd'hui commencer à parler non seulement de l'entrepreneur
politique mais aussi de l'entrepreneur biopolitique, c'est-à-dire d'un
sujet qui organise l'ensemble des conditions de reproduction de la vie
et de la société, et pas seulement l'« économie ». Il faudrait distinguer
entre l'entrepreneur biopolitique inflationniste et l'entrepreneur déflationniste
; entre un entrepreneur biopolitique qui détermine, dans la communauté
qu'il organise, des désirs et des besoins toujours plus grands et toujours
nouveaux, et l'entrepreneur qui réprime, qui « rediscipline » sur le
terrain biopolitique les forces qui sont en jeu. Je suppose qu'un entrepreneur
du Sentier, pour parler de recherches que nous avons menées en France,
est l'exemple d'un entrepreneur biopolitique qui agit souvent à la déflation.
C'est la même chose pour Benetton. Je crois vraiment que le concept
d'entrepreneur, en tant que figure du militant à l'intérieur de la structure
biopolitique - un militant porteur de richesse et d'égalité -, est un
concept qu'il faut commencer à formuler. S'il existe une cinquième,
une sixième ou une septième Internationale, son militant sera sur ce
modèle. Il sera tout à la fois, d'un point de vue biopolitique, entrepreneur
de subjectivité et entrepreneur d'égalité.
Le
salaire garanti
Il y a des conceptions réductrices du salaire garanti comme celles que
nous avons connues en France, par exemple avec le Rmi, qui est une des
formes de salarisation de la misère. Ce sont des formes de salarisation
de l'exclusion, des nouvelles lois sur les pauvres. À une masse de pauvres,
à des gens qui travaillent mais qui ne réussissent pas à s'insérer de
manière constante dans le circuit du salaire, on attribue un peu d'argent
afin qu'ils puissent se reproduire et qu'ils ne provoquent pas de scandale
social. Il existe donc des niveaux minimums de salaire garanti, de subsistance,
qui correspondent à la nécessité qu'une société a d'éviter de créer
le scandale de la mortalité, le scandale de la « pestilence » puisque
l'exclusion peut se transformer en pestilence. Les lois sur les pauvres
sont précisément nées face à ce danger, dans l'Angleterre des XVIle
et XVIIIè siècles. Il y a donc des formes de salaire garanti de ce type.
Mais le problème du salaire garanti est tout autre. Il s'agit de comprendre
que la base de la productivité n'est pas l'investissement capitaliste
mais l'investissement du cerveau humain socialisé. En d'autres termes
: le maximum de liberté et de rupture du rapport disciplinaire à l'usine,
le maximum de liberté du travail, devient le fondement absolu de la
production de richesse. Le salaire garanti signifie la distribution
d'une grande partie du revenu, tout en laissant aux sujets productifs
la capacité de dépenser ce revenu pour leur propre reproduction productive.
Il devient l'élément fondamental. Le salaire garanti est la condition
de reproduction d'une société dans laquelle les hommes, à travers leur
liberté, deviennent productifs. Bien évidemment, à ce moment-là, les
problèmes de production et d'organisation politique deviennent identiques.
Si l'on tient le raisonnement jusqu'au bout, on est amené à unifier
l'économie politique et la science de la politique, la science du gouvernement.
Seules les formes de la démocratie - une démocratie radicale et absolue,
mais je ne sais si le terme de démocratie peut encore être utilisé ici
- sont susceptibles d'être les formes qui déterminent la productivité
: une démocratie substantielle, réelle, et dans laquelle l'égalité des
revenus garantis deviendrait toujours plus grande, toujours plus fondamentale.
On pourra toujours débattre par la suite, avec réalisme, des mesures
incitatives, mais ce sont des problèmes qui ne nous intéressent pas
vraiment. Aujourd'hui, le vrai problème, c'est de renverser le point
de vue selon lequel la critique de l'économie politique se développerait
elle-même, c'est-à-dire la nécessité de l'investissement capitaliste.
Ce n'est pas nouveau, on a discuté pendant des années de la réinvention
fondamentale de la coopération productive à travers la vie, qu'elle
soit linguistique, affective ou qu'elle appartienne aux sujets. Le salaire
garanti, en tant que condition de reproduction de ces sujets dans leur
richesse, devient donc aujourd'hui essentiel. Il n'y a plus besoin d'aucun
levier de pouvoir, il n'y a plus besoin d'aucun transcendantal, ni d'aucun
investissement dont la fonction aujourd'hui n'est pas, comme on dit,
« d'anticiper les emplois de demain », mais d'anticiper et commander
les divisions à l'intérieur du prolétariat entre chômeurs et actifs,
entre assistés et productifs, entre « affiliés » et « désaffliés ».
Il s'agit d'une utopie, de ce type d'utopie qui devient une machine
de transformation du réel à la seule condition qu'on la mette en action.
Une des choses les plus belles aujourd'hui, c'est précisément le fait
que cet espace public de liberté et de production commence à se définir,
portant vraiment en lui la destruction de ce qui existe comme organisation
du pouvoir productif, et donc comme organisation du pouvoir politique.
La
réduction du temps de travail
Quand
la réduction du temps de travail devient un mythe selon lequel on peut
maintenir l'emploi industriel tout en réduisant le temps de travail
des ouvriers qui travaillent, i1 n'y a rien à ajouter : c'est un mythe.
Les rythmes de l'informatisation et de l'automation du travail productif
fordiste évoluent si rapidement qu'il n'y a pas de réduction du temps
de travail qui tienne. Aujourd'hui, pour reprendre ce que disent Gorz
d'une part, Fitoussi, Caillé ou Rifkin de l'autre, il suffirait, pour
garantir le niveau de développement et d'augmentation des rythmes d'automation
et d'informatisation qui ont assuré le plein emploi, de travailler deux
heures par jour. Ce qui représente deux jours, au maximum deux jours
et demi par semaine. Si la ligne politique d'une certaine gauche pour
la réduction du temps de travail est une ligne politique qui entend
maintenir l'emploi de la force de travail garantie, il s'agit d'une
mystification pure et simple. Plaçons-nous maintenant sur l'autre terrain,
c'est-à-dire en considérant que la production ne passe pas tant par
les ouvriers garantis que par la mobilité et par la flexibilité, par
la formation et par la requalification continue de la force de travail
social. Et que cette production passe aussi bien à travers les activités
qui s'appliquent immédiatement au travail qu'à travers la production
scientifique et ses langages, ou à travers la construction d'une communauté
d'affects. Si l'on assume cette conception dynamique, flexible, mobile,
fluide, arborescente de la productivité, il faut la garantir. Et la
garantir, qu'est-ce que cela signifie? Cela signifie donner le salaire
garanti à tout le monde. Avec trois caractéristiques fondamentales non
seulement le salaire pour tous, mais également selon une règle d'égalité
à l'intérieur de la société. Le salaire garanti ne doit pas être seulement
une règle qui permette à tous de subsister à l'intérieur de ce processus,
il doit être aussi une règle qui permet, à ce haut niveau de besoins
et de capacités productives, les capacités d'appropriation monétaire
du plus grand nombre possible de citoyens. De ce point de vue, se poser
le problème du salaire garanti - et c'est là le troisième élément -,
ce n'est pas simplement un problème d'aménagement du travail et de la
productivité. C'est un problème qui touche immédiatement à la fiscalité
et à la comptabilité de l'État, qui concerne les éléments fondamentaux
de l'organisation: c'est effectivement un processus révolutionnaire.
Et ce que je ne comprends pas, c'est comment on peut résister à cela.
II L'Empire
Comment
définir l'Empire? C'est la forme politique du marché mondial, c'est-à-dire
l'ensemble des armes et des moyens de coercition qui le défendent, des
instruments de régulation monétaire, financière et commerciale, et enfin,
au sein d'une société mondiale « biopolitique », l'ensemble des instruments
de circulation, de communication et de langages. Chaque société capitaliste
a besoin d'être commandée : l'Empire est le commandement exercé sur
la société capitaliste mondialisée. Ses conditions sont, d'une part,
l'extinction de l'État-Nation (tel qu'il a été compris pendant des siècles
et tel que quelques entêtés continuent à le voir); de l'autre, la fin
des impérialismes « vieille manière » (et du colonialisme), qui n'étaient
rien d'autre que des prolongements de l'État-Nation. Dans l'horizon
impérial, l'espace et le temps de la vie se trouvent profondément transformés.
L'espace, parce que désormais les marchandises et les langages, la production
et la reproduction, ne trouvent plus aucune limite à leur circulation;
le temps, parce que celui-ci s'est arrêté et pour ainsi dire fixé sur
l'existence du gouvernement impérial. Et les idéologues impériaux de
conclure de fait : l'histoire est finie. Les guerres sont finies : elles
sont désormais devenues des rivalités entre bandes armées, que l'Empire
régule par l'intervention de ses gendarmes. L'autonomie des politiques
sociales et économiques des États-Nation est finie : tout doit être
maintenant réglé en fonction des comptabilités et des équilibres du
système financier mondial. Je crois que la guerre du Golfe, immédiatement
après la chute du mur de Berlin, représente l'élément traumatisant qui
nous a fait comprendre que nous vivons déjà dans l'Empire. Mais la guerre
du Golfe est également importante parce qu'elle nous a montré de quelle
manière la communication peut être gérée dans le contexte impérial.
Comme le dit Baudrillard, ce n'est pas une guerre où l'on s'est battu.
C'est une guerre qui n'a jamais existé, c'est une guerre qui a inventé
son récit, son histoire. Après cela, il y a eu Timisoara et toute une
série d'éléments extrêmement importants pour définir la nouvelle situation
impériale qui est désormais la nôtre, une situation dans laquelle les
choses les plus infâmes, les massacres les plus effroyables peuvent
être tour à tour dissimulés ou simulés. Maintenant, quel est le problème?
Le problème, c'est de comprendre comment l'action, le discours, la résistance
d'un prolétariat devenu désormais intellectualité de masse se confrontent
à cette réalité. Paradoxalement, ce sont les travailleurs eux-mêmes
qui produisent les images, les langages et les formes utilisés pour
construire la falsification du monde, pour transformer le sens de la
réalité, pour enlever à cette réalité toute signification antagoniste.
Le problème principal devient alors l'identification, à partir des forces
qui vivent dans ce type de monde et qui sont entrées dans ce nouveau
genre de réalité, d'une forme d'expression matérielle. Non pas une forme
d'expression alternative l'alternative implique toujours une certaine
allusion ou une analogie au « vieux » -, mais une expression au contraire
qui réussisse à trouver, à l'intérieur de cette unification forcée,
mondialisée et communicative, des points d'appui, des points de rupture,
des points susceptibles de constituer du nouveau.
Los Angeles, Chiapas, Paris 1995
Ces luttes montrent comme toujours l'énorme puissance et l'immense difficulté
qu'il y a à poser aujourd'hui le problème du changement dans les rapports
de force, à l'intérieur d'un monde déjà constitué. Les luttes de Los
Angeles sont des luttes dans lesquelles tout le malaise urbain, métropolitain,
des franges « marginalisées » s'exprime sous les formes les plus intenses:
par l'occupation du territoire, par le saccage de la richesse exposée
dans cette vitrine du monde qu'est Los Angeles. Los Angeles, c'est Hollywood,
c'est le centre des plus grandes industries de l'image mondiales, et
par conséquent le plus grand centre de production de langages.
Le Chiapas, ce n'est plus une révolte bourgeoise et tiers-mondiste pour
le développement capitaliste, c'est au contraire une révolte qui s'enracine
dans la recherche d'une identité et d'un contre-pouvoir permanent face
aux modèles de développement.Les événements de 1995 à Paris, c'est une
lutte qui s'organise de manière très ambiguë au début, mais dont la
forme - le blocage des transports publics, dans la capitale et en province
- dévient le moyen de constituer un nouvel espace public absolu, face
à une mondialisation qui joue sur les contrastes pour mieux les neutraliser.
C'est l'émergence d'une singularité qui est une demande de collectif.
Il s'agit donc de trois épisodes de luttes qui portent en eux un moment
de résistance contre la constitution d'un centre mondial de direction,
contre la forme politique de la globalisation des marchés. Trois épisodes
qui recèlent une petite clef, minuscule mais probablement fondamentale,
la clef de l'autonomie et de l'indépendance des sujets à l'intérieur
de la constitution de l'espace public. Ces trois luttes peuvent-elles,
prises comme elles le sont dans leurs différences et dans leur absence
de communication, constituer « la chose commune » des années 90, c'est-à-dire
l'expérience limite, cruciale et paradigmatique d'un processus révolutionnaire
à venir, d'une humanité à venir? Je l'ignore.
Les grèves de 1995
On
pouvait, selon moi, y voir apparaître facilement un nouveau paradigme
de la production, à différents niveaux. Le niveau le plus élémentaire,
c'était celui de la reconstruction de la communauté urbaine à travers
le caractère aléatoire des transports de surface - ni les métros ni
les autobus ne fonctionnaient plus. Il s'est alors produit un incroyable
phénomène, qui a duré deux mois : les gens montaient dans les voitures,
ils s'organisaient collectivement, ou bien ils vivaient dans de véritables
queues en attendant le passage d'un véhicule susceptible de les charger.
La socialisation, la communauté et la joie qui s'y sont exprimées ont
été incroyables, énormes. Mais il s'agit d'un phénomène de surface,
même s'il n'était pas dénué d'importance du point de vue des mœurs,
puisqu'il manifestait la croissance de la richesse des affects communautaires
existant désormais au sein des populations métropolitaines. Il y a un
second élément qui a joué, et qui concernait la conception du service
public. Le service public a en effet été conçu, pendant les grèves,
comme une pré-condition fondamentale de la production. Les gens ne sont
pas allés défendre les privilèges des ouvriers du service public, ils
sont allés défendre le caractère public - c'est-à-dire communautaire
et collectif - de tous les services, dans la mesure où ceux-ci constituaient
la condition de la production, et donc la condition de la vie de tout
un chacun. Les services doivent donc être ramenés à la vie, au « biopolitique
». Le troisième élément d'importance, enfin, c'était de briser les conceptions
de la privatisation qui existaient. La privatisation, qu'est-ce que
cela signifie? Cela signifie remettre les biens publics entre les mains
des patrons - mais cet aspect-là, à la limite, peut être jugé secondaire.
Le vrai problème, c'est que les remettre entre les mains des patrons,
cela veut dire diminuer la capacité des gens à jouir de la richesse,
à désinflationner le commun, alors qu'en réalité la poussée vers l'inflation,
vers une inflation de nouveaux désirs, est fondamentale. On a assisté
en France, donc pour la première fois dans un pays du capitalisme développé,
à des phénomènes de construction communautaire d'une importance extrême,
dans la mesure où ils donnaient lieu à la constitution d'assemblées
générales au sein desquelles différents secteurs corporatistes brisaient
les lignes verticales de commandement et créaient des soviets ». Les
assemblées générales étaient de véritables soviets », c'étaient des
instances communautaires décidant politiquement des comportements de
toutes les catégories. Il s'agissait par conséquent d'une rupture pratiquement
définitive du rapport de la base au sommet, et c'était une rupture sans
fantasmes, parce que les mouvements de coordinations eux-mêmes n'avaient
pas réussi, dans la deuxième partie des années 80, à assumer la « généralité
» des assemblées générales. Tout cela s'est toujours déroulé avec une
incroyable intelligence : il n'y a jamais eu de tendance extrémiste,
cela a toujours fonctionné. Par la suite, l'autre élément c'était l'intériorisation
biopolitique du service public. Il ne s'agissait pas tant de défendre
certains intérêts corporatistes que d'assumer cette dimension du « public
» comme forme préliminaire à toute production. C'était donc une critique
énorme du privé. Enfin, on a pu voir la critique aux libéraux poussée
à l'extrême en termes extrêmement incisifs, à travers l'émergence de
formes de haine de classe.
Albanie
Cette
étrange province du Tiers-Monde, ou peut-être d'un « Deuxième-Monde
» du socialisme réel ou soviétique en crise, propose un phénomène de
fuite : non plus une fuite face à la guerre civile, mais l'étrange figure
post-moderne d'une recherche de travail, de richesse et de culture vers
lesquels aller. Cette île étrange, ce bizarre pays qu'est l'Albanie
- complètement coupé du monde pendant si longtemps, ligoté en permanence
par des idéologies et des structures administratives aberrantes -, au
moment où il se libère, ne part plus à la recherche de l'État, de la
constitution d'un État, mais simplement à la recherche de la liberté
: les Albanais partent tous en bateau. Qu'arrive-t-il alors? Pour réguler
cette force de travail et la bloquer, pour empêcher les arrivées en
masse qui déséquilibrent les marchés et les pays au capitalisme avancé,
on tente à tout prix, de l'extérieur et par la force, de restaurer l'État.
Ce que vit actuellement l'Albanie, c'est un paradoxe qui me semble assez
intéressant. Cela dit, il y a eu, au cours de l'histoire du capitalisme,
d'autres moments où la nécessité de jouer sur une très forte mobilité
de la force de travail et la nécessité de réussir à la réguler se sont
croisées. Toute l'accumulation capitaliste est passée par cette version
de Charybde et Scylla, par cette alternative. Dans le cas albanais,
on tentera sans doute des formes intermédiaires de blocage des populations,
comme cela a été le cas en particulier en Angleterre, au début de l'histoire
du capitalisme, avec les lois sur les pauvres : des lois qui cherchaient
essentiellement à arrêter les flux de la force de travail.
Métissages
Je vois vraiment se construire - au moins tendanciellement - un nouvel
ordre dynamique dans le mouvement de populations, ce qui signifie des
métissages toujours plus larges, des capacités d'intégration culturelle
toujours plus vastes. Métissage et intégration culturelle peuvent même
rentrer dans l'ordre productif jusqu'à un certain point, mais à partir
d'un certain moment, ils deviennent le levier qui peut faire définitivement
sauter le dernier ordre des nations. Je trouve très beau que le pouvoir
capitaliste, qui doit toujours être reterritorialisé, qui doit toujours
devenir la règle, en vienne à être renversé par ces mouvements.
Nord-Sud
Il n'y a plus de murs, cela me semble important. Bien évidemment, il
y a toujours des tentatives pour déterminer des exclusions, mais les
murs se trouvent autant à l'intérieur de chaque pays qu'entre un pays
et un autre, autant au milieu de la Méditerranée qu'à Paris, autant
au milieu du Pacifique qu'à Los Angeles. La distinction entre Nord et
Sud n'a plus de sens, sauf si elle est envisagée à l'intérieur de certains
dispositifs déterminés par lesquels on tente de recontrôler les mouvements
de la force de travail. Il n'y a donc plus de Nord et de Sud, mais simplement
la participation à la production ou au contraire l'exclusion hors de
celle-ci : dans certaines situations, les gens sont mis en condition
de travailler - naturellement toujours à un moindre coût -, dans d'autres,
les gens en viennent à être exclus du travail, et cette exclusion joue
comme une menace. Pourtant, ces situations d'exclusion du travail sont
aussi, comme on l'a déjà vu, des situations productives.
Sans
papiers
Les luttes des sans papiers indiquent selon moi quelque chose de fondamental
: la demande d'un droit de citoyenneté, la revendication d'une présence
sur le territoire d'intensité toute biopolitique. Une demande radicale
de droit de citoyenneté pour ceux qui se déplacent, qui représente un
élément subversif pour l'ordre national du droit, dans la mesure où
elle est la première transcription en termes politiques d'une situation
devenue désormais générale. Cela équivaut vraiment à demander la loi,
à réclamer un droit de citoyenneté parce qu'on travaille, parce qu'on
s'est déplacé à l'intérieur du marché mondial du travail désormais intégré.
Il s'agit donc d'une rupture politique du nouvel ordre productif mondial
et un processus de recomposition de mouvements qui ensortent. Il faudrait
réussir à imaginer le fait d'être des citoyens du monde au sens plein
du terme, et à réaliser non plus l'internationale des travailleurs mais
une communauté de tous les hommes qui veulent être libres. Comme le
dit Sergio Bologna, les luttes des sans papiers préfigurent une « démocratie
apatride ».
Travail immatériel et migrants
Quand on parle de travail immatériel, on ne parle pas simplement de
travail intellectuel. On parle de travail intellectuel en tant que travail
corporel, c'est-à-dire qu'il comprend évidemment l'intellect, mais on
l'envisage dans sa plasticité, dans sa malléabilité, dans sa capacité
à s'insérer dan n'importe quelle situation. Le travail immatériel est,
selon moi, une catégorie qui permet précisément de comprendre à fond
cette plasticité de la nouvelle force de travail. Il y a bien sûr des
différences quand on parle d'intellectualité de masse, et quand on parle
des, flux d'immigrés qui forment, eux aussi, des flux de force de travail
intellectuel. Même dans le cas du Maghreb par exemple, ou dans d'autres
situations du même genre, les immigrés sont en général des gens qui
ont fait des études supérieures; bac + 3 ou + 4, qui ont parfois déjà
des licences ou des maîtrises. Mais c'est tout à fait secondaire par
rapport à la caractéristique fondamentale de cette force de travail
: une mobilité, une plasticité qui lui permettent de s'insérer à tout
moment dans l'immatérialité des flux productifs.
L'exil
Il faut faire très attention à cette histoire. À mon avis, l'exil tel
que nous l'avons vécu a été extrêmement linéaire. Mais l'exil et le
nomadisme prolétariens sont deux choses profondément différentes. En
réalité, nous avons vécu - à cause de nos origines et de la culture
que nous avions, à cause du caractère de notre action - une expérience
du XIXè siècle.
Expériences souvent amères et dures, comme elles l'ont été à l'époque,
mais finalement dans la continuité - et dans la transformation - de
ce qu'a été l'expérience des vieux émigrés politiques.
Aujourd'hui, la thématique de l'exil se confond, au contraire, avec
celles du nomadisme et du métissage : il s'agit de prendre au sérieux
tout à la fois la présence du prolétariat sur le marché mondial de la
force de travail, et le fait qu'elle se confond avec le métissage des
savoirs et par conséquent avec cette flexibilité qui augmente à travers
le travail matériel-immatériel, avec cette nouvelle forme d'action et
de coopération dans le travail.
Je dirais par conséquent que notre exil a été le paradigme littéraire
de phénomènes réels. Mais aussi que chacun d'entre nous est passé par
le chantier, par le café, par le travail dans les lieux les plus étranges,
avant d'arriver à la reconquête d'une position intellectuelle plus ou
moins forte, à la possibilité d'une circulation dans les nouveaux bassins
de la force de travail immatérielle. Cela dit, je crois qu'en réalité
1a continuité de notre discours est plutôt liée aux grandes traditions
classiques de l'exil.
III De senectute
Plus
que sur le vieillissement, la réflexion de Deleuze quand il dit que
ce qui le fascine dans le vieillissement c'est la diminution de la puissance
d'agir, me semble porter sur la maladie. J'ai toujours eu l'impression
que toutes les évaluations de Deleuze étaient des réflexions sur la
maladie, en particulier quand il cite Spinoza - qui est un cas classique,
dans la mesure où il est mort à quarante ans de maladie, et non de vieillissement.
Pour ce qui me concerne, je suis en parfaite santé, on vient de me faire
un check-up, on a vérifié que ma santé était excellente à tout point
de vue. Le vieillissement, je l'attends, mais je pense en fait que c'est
une chose complètement différente : un élargissement de la capacité
d'agir, un élargissement dans la simplicité et dans la douceur. Le vieillissement
n'est pas une cessation mais, au contraire, une extension douce et apaisée
de la capacité d'agir. Au cours du vieillissement, la mort ne se présente
pas comme un élément interstitiel qui couperait la vie, mais plutôt
comme une chose que le sens de l'éternité, et donc l'intensité de la
vie, peuvent toujours surmonter. Fondamentalement la mort n'existe pas
: quand on existe, la mort n'existe pas, et quand la mort existe, on
a fini d'exister. La possibilité de surmonter la mort n'est pas le grand
rêve de la jeunesse mais celui de la vieillesse. Réussir à organiser
la vie pour surmonter la mort est un devoir de l'humanité, un devoir
aussi important que celui de faire cesser l'exploitation, qui est une
cause de mort. Surmonter la mort est un grand progrès. La mort n'est
pas nécessaire à la vie, c'est quelque chose qui est en plus de la vie.
Tout comme la vieillesse n'est pas une approche de la mort mais une
jouissance différente de la vie, à tous les points de vue - du point
de vue intellectuel, du point de vue sexuel, dans les rapports sociaux...
Je suis un grand admirateur de tous ceux qui ont écrit des De Senectute,
non pas que les vieux soient plus sages, mais simplement parce que dans
la vieillesse on peut vivre davantage. J'ai toujours été dégoûté par
les rapports sexuels et l'érotisme des jeunes, avec leur rapidité, leur
violence de désirs animaux. Ce qui me plaît c'est la douceur, c'est
le temps; c'est l'intellectualité, l'immatérialité des rapports. On
ne commence à avoir ce type de rapports que lorsqu'on a un certain âge.
Et quand on a mené un certain type de réflexion. C'est un hédonisme,
mais un hédonisme supérieur, que les gens appellent vieillesse et qui
est en réalité la forme la plus élevée de la vie, une forme qu'il faut
complètement récupérer. Je le fais en m'opposant à des conceptions terriblement
irrationnelles et idiotes de la vie et de la mort, de la jeunesse et
de la vieillesse, qui ont été inventées lorsque le rythme de la vie
était différent, et quand l'espérance de vie moyenne ne dépassait pas
trente-cinq/quarante ans. Nous pensons encore comme si nous étions des
hommes de l'Antiquité, alors que nous appartenons à un monde où vivre
jusque cent ans est un minimum. De ce point de vue, il me semble que
tous les vieux devraient continuer à travailler, parce que la retraite
est une chose absurde. On touche vraiment là à quelque chose qui relève
d'un changement radical de l'ontologie du présent. Et pourtant, il me
semble que sur le problème du vieillissement on ne répète que des lieux
communs, même dans les phrases de Deleuze...
Éternité
La
conception matérialiste de l'éternité, c'est celle qui consiste à ne
renvoyer les actions qu'à la responsabilité de ceux qui les accomplissent.
Chaque action est singulière, elle n'influe donc que sur elle-même,
et ne renvoie rien d'autre qu'aux relations qu'elle détermine et à la
continuité des rapports qu'elle entretient avec les autres. Chaque fois
que l'on fait quelque chose, on en accepte la responsabilité : cette
action vit pour toujours, dans l'éternité. Il ne s'agit pas d'immortalité
de l'âme mais d'éternité des actions accomplies. C'est l'éternité du
présent vécu à chaque instant qui passe : une plénitude complète, sans
transcendance possible, fût-elle logique ou morale. C'est cela, l'intensité
de l'action et de sa responsabilité. On comprend alors pourquoi je peux,
par exemple, dire à une femme qui m'a trahie qu'elle est une salope:
si je le disais dans l'immortalité, il n'y aurait aucune raison à cela;
mais dans la responsabilité de l'acte que chacun s'assume, je peux bien
être un salaud, ou elle peut bien être une salope, parce que chacun
d'entre nous est un salaud ou une salope dans la responsabilité qu'il
a de ses propres actes concrets. Il n'y a pas de renvoi de la responsabilité
: chacun de nous est responsable de sa singularité, de son présent,
de l'intensité de la vie, de la jeunesse et de la vieillesse qu'il y
investit. Et c'est l'unique moyen d'éviter lamort : il faut saisir le
temps, le tenir, le remplir de responsabilité. Chaque fois qu'on perd
cela à cause de la routine, des habitudes, de la fatigue, de la dépression
ou de la fureur, on perd le sens « éthique » de la vie. L'éternité,
c'est cela : notre responsabilité face au présent, à chaque moment,
à chaque instant. Il s'agit d'une responsabilité éthique complexe, à
l'intérieur de laquelle toute notre beauté intérieure - et parfois toute
notre étroitesse : l'important est que tout cela soit sincère - doivent
être renversées. Je ne propose rien d'autre qu'un franciscanisme laïc
et athée.
Finitude
Je
ne comprends pas bien lorsque tu dis : pessimisme de la volonté ou optimisme
de la raison. Je ne l'interprète pas, ce renversement de la formule
gramscienne, de la même manière que toi. Pour moi, l'optimisme de la
raison est une conception spinozienne de l'être comme éternité. Sur
ce point, je crois que Félix Guattari était complètement d'accord. Et
quand je pense au pessimisme de la volonté, je pense au fait que la
construction des luttes, des organisations, et même celle des livres
et des raisonnements, passe toujours à travers des obstacles qui peuvent
être surmontés : aussi bien des limites, des objets liés à la finitude
et à l'achèvement, que des obstacles au sens propre, c'est-à-dire des
choses surmontables. La quantité ontologique d'être, la détermination
du possible, devient alors fondamentale. Dans la mort de Félix, il y
a quelque chose qui correspond à toutes les conversations que nous avons
eu ensemble : j'étais très polémique avec lui, c'était une exaspération
due à l'impossibilité de surmonter l'achèvement, la finitude, la limite.
Félix Guattari faisait face à une crise dont l'origine se trouvait -
comme toujours - dans son travail d'analyse psychopathologique, parce
qu'il se raccrochait à la promesse folle de guérir la femme qu'il avait
épousée. En même temps, il gardait face à tout cela cet optimisme de
la raison totale qui était le sien. C'est comme cela qu'il s'est écroulé
: je l'ai vu pleurer - il m'est arrivé à moi aussi de pleurer
- en disant qu'il n'y arrivait plus et que cette finitude, cette détermination
négative étaient insurmontables. C'était un défi qu'il s'était lancé,
et il s'écroulait. Pourtant, Félix est éternel. Je crois que c'est l'une
des personnes qui avait le plus de présence, de joie, et de facilité
à récupérer les esprits vitaux que l'on trouve dans les métropoles,
le plus de capacité aussi à jouir des choses vitales que ses amis lui
communiquaient : l'une des plus belles personnes que j'ai jamais connues.
Et puis il y a eu ce moment de désespoir, il s'est fait prendre par
la mort. C'est une contradiction entre ces deux choses dont nous parlions,
l'optimisme de la raison et le pessimisme de la volonté.
L'amour
La définition matérialiste de l'amour, c'est une définition de communautés,
une construction de rapports affectifs qui s'étend à travers la générosité
et qui produit des agencements sociaux. L'amour ne peut pas être quelque
chose qui se referme sur le couple ou sur la famille, il doit s'ouvrir
à des communautés plus vastes. Il doit construire, au cas par cas, des
communautés de savoir et de désir, il doit devenir constructif de l'autre.
L'amour, c'est fondamentalement aujourd'hui la destruction de toutes
les tentatives de s'enfermer dans la défense de quelque chose qui n'appartiendrait
qu'à soi. Je crois que l'amour est une clef essentielle pour transformer
le propre en commun.
Poésie
C'est
une banalité de dire que la poésie peut recueillir ou anticiper des
moments métaphysiques ou des moments d'analyse historique particulièrement
forts. Pour ce qui est de Léopardi, il s'agissait d'une grande métaphore
sur les effets du problème de la fin de la Révolution française. La
révolution était finie, mais à la fin de la révolution triomphait un
mode de vie complètement réactionnaire. La nostalgie du poète cherche
alors à reconstruire d'autres valeurs et à les projeter dans le futur
: il le fait à partir de ce moment de passage, depuis ce désert réactionnaire
où les hommes ont été jetés. Léopardi vit la période de la réaction,
il vit la Restauration qui succède à la révolution, et c'est à l'intérieur
de cette situation, et en tant qu'homme fondamentalement lié non seulement
à une tradition mais à une culture spécifique et à un langage réactionnaire
- celui du baroque tardif -, qu'il agit et construit. II se livre à
une anticipation énorme pour son époque, il creuse dans la Restauration
pour redécouvrir les valeurs qui ont été niées et qui ne vivent plus;
il ne le fait pas de manière nostalgique mais au contraire avec une
capacité poétique à créer du futur, à tel point qu'il. propose des horizons
nouveaux même du point de vue linguistique, et qu'il invente des nouvelles
formes de communauté qui brisent et traversent avec puissance la période
sombre dans laquelle il se trouve, et qui anticipent les mouvements
de masse, les mouvements de désir. Léopardi se sert de la poésie comme
d'un bistouri pour creuser l'Histoire et en faire sortir moins ce qui
reste du passé que tout ce que l'on peut inventer du futur.
Éloge
de l'absence de mémoire
Je n'ai jamais pensé et je ne penserai jamais que rentrer en Italie,
c'est récupérer un héritage. L'héritage n'existe plus, l'héritage s'est
dissous et, comme cela arrive souvent dans ces grands patrimoines qui
s'éparpillent, les éléments qui en restent sont absolument marginaux
et parfois pervers. II y a de nombreuses familles qui vivent des histoires
d'énormes héritages dilapidés dans la pathologie la plus complète. Quand
j'étais beaucoup plus jeune, il y a quinze ans, j'ai écrit un éloge
de l'absence de mémoire : en réalité il suffisait de lire l'article,
ce n'était pas tant un éloge de l'absence de mémoire qu'un éloge de
l'absence de patrimoine. Et c'est cela que je revendique encore. Mon
retour en Italie ne sera certainement pas une tentative de faire revivre
des ombres ou des fantômes. Ce ne sera pas non plus, à la manière de
Léopardi, le dialogue d'un vieux collectionneur avec ses momies. Ce
que je chercherai à faire, ce sera de comprendre une réalité complètement
transformée et dont il est faux de dire qu'en elle seul le négatif triomphe
- sur ce point, je suis en désaccord avec les Italiens que je connais.
À côté du pouvoir, il y a toujours la puissance. À côté de la domination,
il y a toujours l'insubordination. Et il s'agit de creuser, et de creuser
encore, à partir du point le plus bas : ce point, ce n'est pas la prison
en tant que telle, c'est simplement là où les gens souffrent, là où
ils sont les plus pauvres et les plus exploités; là où les langages
et les sens sont le plus séparés de tout pouvoir d'action et où pourtant
ils existent; parce que tout cela, c'est la vie et non pas la mort.